En 2040, les populations de Martinique et de Guadeloupe seront parmi les plus vieilles de France. Emigration, baisse de la fécondité, retour des retraités participent à ce basculement rapide, qui impose de nouvelles gouvernances. Voici un décryptage de ce phénomène capital pour notre avenir, emprunté aux Echos (n°21362 du 25 janvier 2013)
Il y a de quoi être tétanisé par le profil spectaculaire des graphiques d’évolution de la population de la Martinique. Il bouscule toutes nos convictions. « Le phénomène est très brutal, car extrêmement rapide », reconnaît Claude-Valentin Marie, directeur scientifique de la récente et vaste étude « Migration, famille, vieillissement » qui vient d’être publiée par l’Ined et l’Insee, la première du genre en France, et portant sur quatre départements d’outre-mer français. En trois pyramides des âges, dont la transformation conduit à leur quasi-inversement, le vieillissement « massif » de la population martiniquaise depuis les années 1960 saute aux yeux, totalement comparable à celui de l’île soeur guadeloupéenne. « Aux Antilles, la transition démographique s’est opérée en à peine cinquante ans là où, en Europe, il a fallu plus d’un siècle et demi », explique le chercheur, ce qui laisse deviner « l’ampleur des bouleversements accélérés dont ces sociétés sont aujourd’hui le théâtre ».
Les îles font face à une redoutable équation qu’on peut lire sur des pyramides qui, à ce niveau de déséquilibre des tranches d’âge, confinent à l’archétype et à l’épure. On y constate, dans les échancrures, l’envol régulier et en grand nombre des étudiants et jeunes actifs diplômés entre 20 et 35-40 ans vers la Métropole, les Etats-Unis, le Canada, ou même la Chine. Les Antilles sont des terres d’émigration depuis l’organisation par l’Etat de la migration des « Domiens » vers une métropole avide d' »OS de la fonction publique » (hôpitaux, PTT, police…) au moment même où la fin de l’économie de plantation menaçait les deux îles d’explosion sociale. Et leurs problèmes d’emploi n’ont pas calmé ce penchant. Le resserrement de la base de la pyramide reflète de son côté la chute de la natalité due à la baisse de la fécondité à des niveaux « métropolitains », effet de politiques anti-natalistes des années Debré et du planning familial. « Il n’y a pratiquement pas eu de transition entre une génération qui faisait jusqu’à 10 ou 15 enfants, et celle qui n’en fait qu’un seul ou pas du tout. On paye aujourd’hui les graines semées il y a trente ou quarante ans», explique la sociologue Juliette Smeralda, de l’université des Antilles-Guyane. On y voit enfin le renflement du sommet de la pyramide en forme de champignon, marque de l’accélération d’un vieillissement fruit de l’allongement de la vie et du retour des retraités de métropole. Derrière ces pyramides, on peut donc à la fois voir se dessiner une histoire sociale des Antilles modelée par des politiques très volontaristes, mais surtout apparaître toutes les questions qui se posent pour l’avenir. Car le cas antillais est tout sauf anecdotique : à la pointe de ces dynamiques démographiques, « la situation des Antilles préfigure les enjeux et les difficultés auxquelles devront faire face certaines régions de métropole si rien n’est engagé », estime Claude-Valentin Marie. Elles en sont le miroir grossissant.
Risques pour la cohésion sociale
Si l’image d’une natalité généreuse et galopante colle encore à ces îles tropicales où plus de la moitié de la population avait moins de 20 ans au début des années 1960, cette réalité a déjà vécu. La population décroît depuis 2006 et « tous les ingrédients sont réunis pour faire de la Martinique un pays de vieux, dans lequel il est prévu que 40 % de la population aura plus de 60 ans en 2040« , explique Georges Para, ancien chef du service régional de l’Insee à Fort-de-France et aujourd’hui directeur général de l’Institut martiniquais de statistique et d’évaluation des politiques publiques (Imsepp). Les jeunes de moins de 20 ans seront moins nombreux que les vieux dès 2020… Martinique et Guadeloupe, qui étaient les régions les plus jeunes de France, vont ainsi tenir – avec la Corse qui, elle, en a l’habitude – le peloton de tête des régions les plus vieilles de France… devant le Limousin.
Statistiquement, cela signifie à l’horizon 2040 la contraction d’un quart du nombre des actifs par rapport à 2011, une saignée dans les rangs des élèves et étudiants, le recul de 15 à 20 % du revenu global, et dès les années 2030 un rapport affolant de trois personnes dépendantes pour une ayant un emploi. Concrètement, ce sont de profondes transformations des structures de consommation, du marché du travail et des modes de vie, de nouvelles précarités et inégalités et, au total, des risques pour la cohésion sociale. Cela veut surtout dire dès aujourd’hui l’émergence d’un formidable problème de dépendance des personnes âgées. « Il y a de quoi être inquiet », témoignent nombre de responsables économiques.
Dire que l’on a diversement vu venir le problème relève de l’euphémisme. « Toutes les études prospectives en matière démographique font apparaître un phénomène de vieillissement et mettent en évidence une décroissance de la population », rappelle pourtant Georges Para, mais « tous les plans de développement des Antilles ont été et sont encore bâtis sur une démographie en expansion ». Les excuses ne manquent pas pour expliquer cette « découverte » : « Les vieilles images de démographie galopante ont la vie dure »; « L’évolution a été trop rapide pour que les politiques en prennent culturellement la mesure »; « On manquait d’indicateurs »; « Quand Philippe Bas, ministre du gouvernement Villepin, a commencé à parler de « cinquième risque » à propos de la dépendance, jamais il n’a évoqué les DOM », entend-on à Fort-de-France, Pointe-à-Pitre ou Paris. « On avait intégré ce contexte, mais depuis 2007 se sont succédé le cyclone Dean, les grandes grèves de 2009, la crise et la récession… » explique-t-on à la CCI de Martinique, dans une île où, chômage massif des jeunes et problèmes de délinquance aidant, le court-terme masque souvent le moyen et long-termes. « L’enquête a provoqué un vrai déclic », constate en tout cas aujourd’hui l’Agence française de développement (AFD) qui, depuis l’effondrement de Dexia, est devenue un bailleur de fonds incontournable des DOM. Il est vrai que la démographie étant la plus exacte des sciences économiques, on sait bien que ce qui est prévu ne pourra pas être évité.
Sans aller jusqu’au branle-bas de combat, on s’active désormais aux Antilles comme en Métropole. Un peu en tâtonnant. « Il est compliqué d’analyser les choses dans des territoires qui vieillissent. Il existe peu d’exemples historiques qui nous disent comment ça fonctionne », souligne Jacques Moineville, directeur délégué de l’AFD. Le premier, le Conseil général de Guadeloupe a commandé une étude cofinancée par l’Agence de développement sur l’effet du vieillissement pour les finances du département et créé un Observatoire départemental du vieillissement et du handicap. En Martinique, la CCIM vient de lancer, toujours avec l’AFD, une enquête sur ses effets macro-économiques, et plusieurs colloques sont déjà prévus sur ce thème. A Paris, au ministère des Outre-Mer, on dit travailler sur la question… mais en la relativisant : « Même si le mouvement est spectaculaire, ce n’est pas un tsunami. On a le temps de s’y préparer. Ce n’est pas un sujet d’inquiétude majeur comme peut l’être le chômage des jeunes », explique Marc Del Grande, directeur des Politiques publiques. Sur le terrain, les collectivités territoriales, aux finances déjà serrées, n’en sont pas si sûres. Même en se concentrant dans un premier temps sur la seule urgence de la dépendance des personnes âgées – à leur charge -, les Conseils généraux redoutent des situations financières « intenables ».En jeu : leur capacité d’emprunt.
« Ni recette ni solution »
Au sous-équipement global des deux îles en matière de dépendance s’ajoute de fait une série de problèmes bien spécifiques à ces sociétés. Législations et protection sociale, à l’époque défaillantes, conjuguées à la précarité économique ont débouché pour les vieux Antillais sur des carrières incomplètes, et donc de petites retraites : « 95 % des personnes âgées vivent avec moins de 1.000 euros par mois, dont environ 40 % avec le minimum vieillesse. Elles ne peuvent donc pas payer un séjour en EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, NDLR] et en cas d’admission obligatoire, le Conseil général doit le financer au titre de l’aide sociale aux personnes âgées », explique Annie Ramin, présidente de la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie de Martinique. Un gouffre, vue la quasi-automaticité de cette aide. Deuxième écueil : les solides solidarités familiales autorisaient jusqu’ici le maintien à la maison des anciens jusqu’à 80-85 ans à un moindre coût pour la collectivité. Aujourd’hui, ces réseaux familiaux se délitent doucement, fragilisés par les difficultés d’emploi des enfants, ou par une émigration qui bouleverse la nature des liens avec les parents. Résultat : les collectivités locales devront toujours davantage se substituer aux familles.
La solution ? Elle passe à l’évidence par l’emploi. Mais plus facile à dire qu’à faire : « Pour le moment, on n’a ni recette ni solution. Le développement est en panne », soupire un haut responsable départemental martiniquais. En attendant les beaux jours des nouveaux schémas économiques et des nouvelles gouvernances, la boîte à idées est néanmoins ouverte. Mise à part la construction de nouveaux EHPAD, elles tournent pour l’essentiel autour des économies. Gérer plus « finement » l’attribution de l’aide sociale, créer des établissements moins lourdement médicalisés, moins chers en fonctionnement, promouvoir les foyers-logements et aider davantage les familles d’accueil pour assurer le maintien des personnes âgées à domicile font partie de la batterie de solutions avancées. Mais on compte aussi sur le développement des nouveaux métiers de la dépendance, sur la rentabilisation des EHPAD et des installations médicales par leur ouverture à des personnes âgées plus aisées venues de métropole, ou même sur une immigration de la jeunesse des îles anglophones ou créolophones voisines, alors que la Martinique, par exemple, ne compte officiellement que 2% d’immigrés. La Guyane toute proche, ouverte à l’immigration, n’est-elle pas déjà la région la plus jeune de France ?
Les points à retenir
- Les Antilles ont entamé depuis les années 1960 un mouvement de vieillissement aussi massif que rapide et les choses vont aujourd’hui en s’accélérant.
- Selon les prévisions, 40% de la population auront plus de 60 ans à l’horizon 2040 et les jeunes de moins de 20 ans ne seront plus que 22%.
- Les conséquences en sont lourdes en termes de structure de l’économie, de dépendance et de santé, de solidarités et de cohésion sociale.